Résidence permanente conditionnelle : échecs dans la politique et la pratique

Depuis son introduction il y a trois ans, la résidence permanente conditionnelle a accru la vulnérabilité de nombreux arrivants parrainés, en particulier les victimes de mauvais traitements et de violence conjugale et sexuelle, qui sont souvent des femmes. Ces victimes sont persécutées à deux niveaux et subissent un nouveau traumatisme à cause de ce statut : elles subissent à la fois l’abus de leur conjoint et les menaces de déportation de la part de l’État. Cette mesure donne plus de pouvoir aux répondants abusifs et augmente le risque de violence pour les conjoints parrainés, creusant les inégalités entre les sexes dans les cas où la personne parrainée est une femme. Les intervenants et les avocats ont rapporté des cas où des femmes victimes de violence, après les avoir consultés au sujet de la condition et de la dérogation, ont choisi de demeurer dans leur relation abusive de peur de voir leur demande de dérogation rejetée. D’autres restent dans des relations empreintes de violence, car elles ignorent leurs droits et sont manipulées par leur répondant. Même dans les cas où il n’y a pas de violence, cette mesure crée un stress important chez les personnes concernées puisqu’il y a menace de déportation si la relation prend fin.

Contexte

En octobre 2012, le gouvernement fédéral a introduit une période de résidence permanente conditionnelle de deux ans pour les conjoints parrainés dont la relation avec le répondant dure  depuis deux ans ou moins au moment de la demande de résidence, et qui n’avaient pas d’enfant en commun à ce moment.

Selon les nouvelles règles, la résidence permanente de la personne parrainée est conditionnelle au maintien de sa relation conjugale et de sa cohabitation avec son répondant, et ce, pour une période de deux ans. Si cette condition n’est pas respectée, sa résidence permanente pourrait être révoquée et elle pourrait être déportée. Après des protestations la part des défenseurs des droits des femmes et des nouveaux arrivants, une dérogation à cette mesure a été prévue pour les victimes de violence et de négligence. Les demandeurs admissibles doivent prouver qu’ils sont victimes de violence afin de bénéficier de cette dérogation.

Le Conseil canadien pour les réfugiés, de concert avec de nombreux autres organismes, a exprimé de graves préoccupations par rapport à cette mesure dès le départ, puisqu’elle augmente le risque de violence conjugale et associe injustement les nouveaux arrivants à des comportements frauduleux.

Expériences liées à la résidence permanente conditionnelle

Afin d’évaluer l’impact de la résidence permanente conditionnelle, le Conseil canadien pour les réfugiés s’est adressé en 2015 à plus de 140 organismes au service des nouveaux arrivants, cliniques juridiques et refuges pour femmes à travers le pays. Voici un résumé des commentaires recueillis.

Le manque d’information au sujet de cette condition est un défi de taille, particulièrement à l’extérieur des grands centres urbains. De nombreux intervenants ne comprennent pas complètement les conséquences liées à la condition que les conjoints parrainés doivent respecter, et plusieurs ne sont pas au courant de la dérogation prévue pour les victimes de violence ou de négligence, ou donnent des informations erronées. Lors d’appels effectués auprès de 142 organismes à l’échelle du pays, seulement 62 % d’entre eux étaient au courant de la condition et seulement 40 % étaient au courant de la dérogation prévue pour les victimes de violence ou de négligence.

Les intervenants ont identifié un obstacle important : le besoin d’un conseiller. Une personne qui a été victime de violence a de meilleures chances d’avoir du succès en faisant une demande de dérogation, et ainsi d’échapper à une relation abusive, si elle dispose d’un conseiller qui peut la renseigner et l’appuyer dans le processus. De nombreuses nouvelles arrivantes sont isolées et font face à des barrières linguistiques, ce qui entrave leur accès aux organismes qui pourraient les aider. Dans certains cas, des conseillers bien intentionnés s’avèrent inefficaces ou donnent de mauvais conseils en raison d’un manque de renseignements sur la mesure ou de renseignements erronés sur la façon de bénéficier de la dérogation.

Il est impossible de savoir combien de femmes se sont retrouvées piégées dans une relation parce qu’elles n’ont pas accès à des renseignements au sujet de la dérogation et parce qu’elles ne bénéficient pas d’un soutien adéquat.

Trois ans après la mise en œuvre de la résidence permanente conditionnelle pour les conjoints parrainés, les intervenants des organismes axés sur la défense des femmes et des nouveaux arrivants ont constaté que la dérogation n’a pas eu l’effet prévu. Le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes a pris note de préoccupations selon lesquelles la dérogation serait insuffisante pour protéger les femmes contre la violence[1], et nos consultations avec des organisations ont aussi confirmé que cette règle accroit le risque de violence chez les victimes.

Les organismes qui ont tenté de solliciter une dérogation pour des victimes de violence ont signalé les points suivants :

  • CIC recommande que son télécentre soit le premier point de contact pour les personnes qui cherchent à faire une demande de dérogation, mais les utilisateurs ont indiqué que ce moyen n’est pas efficace. Il est difficile de joindre un représentant et cela prend beaucoup de temps. Certains représentants de CIC ne comprennent pas les règles de la condition et il arrive souvent que des renseignements erronés soient fournis.
  • CIC n’est ni clair ni cohérent en ce qui concerne le processus d’enquête lors du non-respect de la condition.
  • Il y a un manque de formation en matière de violence fondée sur le genre pour les représentants du télécentre de CIC et les agents qui effectuent les entretiens afin de déterminer si la dérogation sera accordée. Le CCR a reçu des rapports indiquant que plusieurs représentants et agents de CIC auraient émis des commentaires démontrant un sérieux manque de compréhension de la violence fondée sur le genre.
  • Recueillir des preuves et déposer une demande de dérogation est un processus onéreux et qui demande beaucoup de temps. Il est également difficile de fournir des preuves de violence émotionnelle ou psychologique.
  • Il existe aussi des problèmes en ce qui concerne l’accès à l’information. Lorsqu’un ex-conjoint porte plainte auprès de CIC et qu’une enquête est lancée, la conjointe soumise à la condition n’a pas accès aux renseignements relatifs aux allégations portées contre elle.
  • CIC ne répond pas toujours rapidement aux demandes de dérogation, ce qui crée du stress et des traumatismes supplémentaires. Dans certains cas, l’ASFC entame une enquête sur une conjointe pour non-respect de la condition, alors que cette personne a déjà fait une demande de dérogation en raison de violence conjugale.

En plus d’emprisonner de façon inacceptable des personnes dans des relations abusives, la résidence permanente conditionnelle entraîne un important gaspillage de ressources. Les organismes et les avocats qui appuient les victimes de violence ou de négligence consacrent beaucoup de temps à aider les conjoints à faire des demandes de dérogation, par exemple en recueillant des preuves de violence et en préparant des demandes détaillées. Les représentants du gouvernement consacrent aussi du temps à informer les conjoints parrainés au sujet des dispositions de la condition, à veiller au respect de celle-ci et à évaluer des demandes complexes de dérogation. Puisqu’il n’y a aucune preuve que la résidence permanente conditionnelle règle un problème réel, elle constitue un gaspillage honteux de ressources.

La position du CCR

Le CCR croit que :

  • Exiger le maintien d’une relation pendant deux ans comme condition à la résidence permanente piège les personnes dans des relations abusives puisqu’elles craignent de perdre leur statut si elles mettent fin à la relation.
  • Il est injuste de punir les conjoints parrainés pour une rupture conjugale puisque cela donne tout le pouvoir au répondant, qui pourrait être abusif.
  • La dérogation n’est pas efficace: les conjoints victimes de violence sont souvent incapables d’en bénéficier à cause d’obstacles par rapport à l’accès à des renseignements appropriés sur celle-ci (par exemple, les barrières linguistiques, l’isolement) ainsi que la difficulté de prouver qu’ils ont été victimes de violence.
  • Cette mesure n’est pas nécessaire puisqu’il y a déjà des dispositions légales visant les fausses déclarations portant sur l’immigration (par exemple, les mariages de complaisance).

Le CCR est heureux de constater que l’abrogation de la résidence permanente conditionnelle fait partie du plan en matière d’immigration du gouvernement libéral.

Le CCR demande au gouvernement de donner suite à cet engagement et d’abroger immédiatement la résidence permanente conditionnelle, de retirer cette mesure superflue causant du tort à tous ceux qui en sont affectés, dont un nombre disproportionné de femmes.


L’histoire de Jane :

Jane est venue au Canada lorsqu’elle a été parrainée par son conjoint James, un citoyen canadien qu’elle a rencontré et épousé dans son pays d’origine, la Norvège. À sa grande surprise, elle a appris qu’elle devait vivre avec James et sa belle-famille et qu’ils s’attendaient à ce qu’elle travaille (sans salaire) au sein de l’entreprise de nettoyage familiale. James a commencé à adopter des comportements verbalement et sexuellement violents, et est devenu contrôlant : elle n’avait pas le droit de quitter la maison sans lui. James lui disait que si elle le quittait, elle serait déportée. Quand il a commencé à la pousser, elle a quitté la maison et s’est rendue dans un refuge.

Un intervenant du refuge qui avait récemment assisté à une présentation au sujet de la résidence permanente conditionnelle a aidé Jane à contacter le télécentre de CIC pour demander une dérogation à la condition des deux ans. Ils ont demandé d’avoir accès à un interprète, mais on leur a dit de rappeler avec leur propre interprète. Lorsqu’ils l’ont fait, le représentant de CIC a noté quelques renseignements de base et leur a dit que le bureau de CIC de leur région les contacterait. Plusieurs mois sont passés, puis CIC a envoyé une lettre expliquant que Jane avait soixante jours pour fournir des preuves de sa relation et des cas de violence dont elle avait été victime. Puisque James était si contrôlant, elle avait très peu de traces de sa relation avec lui (comme un compte ou un bail conjoint). Jane craignait de perdre son statut à cause d’un manque de preuves. Elle a fourni tout ce qu’elle avait et a expliqué pourquoi elle avait si peu de preuves. Après plusieurs mois, Jane a reçu une deuxième lettre lui demandant d’envoyer les mêmes documents qu’elle avait déjà indiqué ne pas pouvoir fournir. Quelque temps après, elle a été convoquée à un entretien par un agent de CIC. Jane a pleuré pendant toute la rencontre en essayant d’expliquer en quoi ses circonstances correspondaient à la définition de cas de violence et de négligence et n’étaient pas de simples « problèmes conjugaux » comme le suggérait l’agent. Bien qu’elle ait finalement reçu une lettre lui accordant la dérogation, cette longue démarche de huit mois a été humiliante et épuisante d’un point de vue émotionnel.

L’histoire de Jemma :

Jemma est une citoyenne de la Birmanie qui a été parrainée à l’intérieur du Canada. Elle était enceinte de sept mois et attendait un enfant avec son répondant lorsqu’elle a reçu sa résidence permanente. C’est à l’entretien que Jemma et son conjoint Jared ont entendu parler pour la première fois des exigences de la résidence permanente conditionnelle. Bien que la relation ait connu quelques difficultés auparavant, l’attitude de Jared a commencé à changer dramatiquement à ce moment. Il a dit à Jemma qu’il se sentait piégé à l’idée d’être père et qu’il était maintenant pris avec elle pendant deux ans. Il contrôlait les finances du foyer et répétait à Jemma qu’elle était « inutile » parce qu’elle n’était pas en mesure de contribuer financièrement. Un jour, il l’a battue si violemment avec un ustensile de cuisine qu’elle a dû être amenée d’urgence à l’hôpital. Le voisin a appelé la police et Jared a fait l’objet d’accusations criminelles. Ce dernier a alors contacté CIC pour leur dire que c’était en fait Jemma qui était violente envers lui et qu’elle l’avait épousé uniquement pour rester au Canada. CIC a fait parvenir une lettre à Jemma lui indiquant qu’elle pourrait être déclarée interdite de territoire et fournissant la liste des allégations portées contre elle, sans toutefois nommer la personne qui les avait formulées. Jemma a reçu l’aide d’un avocat pour répondre à cette lettre et elle a aussi demandé une dérogation à la condition. Plusieurs mois plus tard, elle reste dans des limbes juridiques, toujours en attente d’une réponse. Elle ne sait comment envisager sa vie au Canada et craint de perdre son statut.

 

[1] « Renforcer la protection des femmes dans notre système d’immigration », Rapport du Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, février 2015

http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=6837061&…