Joussour est une compagnie théâtrale créée en 2018 à Montréal. Elle porte un théâtre qui tente de faire des ponts entre les territoires, les êtres et les cultures. https://www.youtube.com/watch?v=nTQyt6ScDp8&feature=youtu.be |
NOUS NE SOMMES NI ARCHITECTES NI NOMBREUSES
I.
IL EN FAUT DU COURAGE, de la précipitation, de l'esprit de contradiction, de
l'espoir en ce qui va et de la détermination et de la persévérance, et de
l'obstination à toujours trouver une manière de se défendre. Il en faut de
l'esprit de contradiction pour trouver que ça ne va pas comme ça. Il en faut de
la tête baissée et de la tête dans les nuages. Des réactions épidermiques. Des
injonctions prophétiques. Des accumulations à trouver le beau même si ce n'est
pas le laid qui manque. Il en faut de la désinvolture pour pousser les portes qui
ne s'ouvrent qu'avec un coup à risquer la fracture ouverte. Il en faut des
tactiques, des stratagèmes, des innovations intelligentes à défier les lois de la
physique classique. Il en faut de l'attentat. Verbal. Crier sous les toits malgré les
risques de retour de bâton par certaines administrations qui s'occupent des
petits affaires bien réglées. De l'attentat à la gueule des messieurs et des
mesdames qui s'en sortent mieux sans se poser la question des réponses que
nous essayons de porter. De l'attentat dans le cercle absurde d'un jour plutôt
qu'un autre – quand parfois c'est juste y aller qu'il faut, sans chercher l'heure
exacte, le lieu idéal et la raison absolue de faire plutôt que rien.
II.
IL DOIT BIEN EXISTER quelque chose quelque part qui fasse sens comme disent
les Anglais. Même si nous ne nous souvenons pas toujours – la mémoire est
dans le corps, dans le geste posé. Il doit bien y avoir une explication à la marche
que l'on croit sans destination simplement parce qu'elle n'a pas annoncé son
projet. Il doit bien se trouver des traces, hiéroglyphiques ou cunéiformes, ou
même sans chercher aussi loin, qui puisse rendre compte de toute cette
obstination à raconter. Et s'il n'y a pas encore de traces, nous essaierons de les
mettre en place. Il faut inventer pour trouver à découvrir, et etc...
III.
IL Y AURA TOUJOURS quelqu'un quelqu'une pour écouter. Ne pas s'inquiéter
des bancs vacants. Simplement tout le monde n'a pas toujours le temps pour
tendre l'oreille. Le temps, ça se prend. Le temps, ça se provoque. Et les oreilles,
ça se chatouille – avec des sons inattendus inentendus. À nous de jouer pour
rassembler. Il y aura toujours une possibilité pour se rassembler.
IV.
À FORCE DE nous prendre pour superficiels, nous avons donné de mauvais
indices. Va falloir repeupler les bancs publics laissés vacants par manques
d'oreilles curieuses. Et il va falloir se donner des occasions. Et des raisons. Et
des légitimités. Et des cris de ralliements. Et des tapes d'encouragements. Et
des prétentions à la réalité. Et des prétentions à l'utilité au monde. Et des
prétentions à la nécessité. Se dire que nous sommes nécessaires. Se répéter :
nous sommes nécessaires. Se répéter : nous sommes nécessaires. À quoi ? À
qui ? Pourquoi ? Laissons-nous le temps de chercher. Tant que nous ne
vendrons pas des tuyaux pour machine à laver, il ne faudra pas s'inquiéter du
public cible. Laissons le bénéfice du doute. La chance du désespoir. Du coin de
l’oeil, guetter notre prochain témoin, notre prochaine camarade de rue, prête au
petit banc public, à la petite interruption, au moindre détournement.
1.
Je
t'aime.
Mon frère, ma soeur, mon amour, madame, monsieur.
Je te dis je t'aime parce qu'il va falloir se battre.
Dur. Dur.
Il y aura peut-être du vent. Pas tous les jours doux sous le soleil méditerranéen.
Il y aura du vent à faire fuir les notes d'intention. Il y aura peut-être de la pluie.
Et peut-être plus froid : de la neige. Mais peut-être plus beau aussi.
Le beau contre le froid.
Le beau contre le fatiguant.
Le beau contre le décourageant.
Le beau contre.
2.
Il faut se mettre dans un état.
Ok. Ok.
Et c'est pareil pour tout le monde.
Ce n'est pas toujours facile. Non, des fois on est plus... Alors que d'autres fois on
est juste... Et ce n'est pas grave. Pas grave de ne pas toujours avoir envie.
Déjà s'être lever : un effort supplémentaire. Remarquable. Honorable.
Se lever – bravo.
Venir – bravo.
Rester – merci. Merci infiniment. Rester, merci pour toutes les occasions ratées,
celles qui ne se présenteront plus ou celles des autres.
Rester, merci, pour tout le reste.
Oser rester. Nous devant vous. Et inversement.
Un indice du bonheur brutal.
Le bonheur c'est avec le sourire à l'extérieur.
La tristesse c'est avec le sourire retourné.
La tristesse c'est l'inverse du bonheur. Ou son contrepoint.
La mélancolie c'est le bonheur d'être triste.
La dépression c'est quand l'avion descend un peu.
La grande dépression c'est la famille et les raisins plein de colère.
Alors – le beau contre la facilité de tomber dans le laid.
3.
Aujourd'hui – Ralliement.
Rassemblement.
Se rassembler et se ressembler.
Chercher le plus petit dénominateur commun.
Peut-être juste une lettre.
À peine un trait.
Un signe comme un clin d’oeil.
Un point et un point qui feraient rencontre.
Avoir l'humilité du plus petit dénominateur commun.
Tu marches dans mes pas ou j'ai marché dans ceux qui seront les tiens :
aujourd'hui nous avons partagé un bout du circuit, du parcours, de l'aventure,
de l'histoire / épopée.
4.
Trouver l'élément qui nous rassemble.
Aussi petit soit-il.
Peut-être aussi ridicule soit-il.
Ne pas s'en faire du ridicule, au début. Rira bien qui rira en dernier.
Une épée est plantée dans un rocher au Royaume de Logres – ridicule.
Un enfant fait confiance à un vieux magicien pour se hisser sur les montagnes –
ridicule.
Un petit petit détail. Ridicule.
Et pourtant.
Pourtant – de ce détail naît un monde.
C'est la théorie du Big Bang.
C'est l'étincelle qui rallume les espoirs de feu.
C'est la luciole pour raccrocher l'univers
C'est croire à une épée plantée dans un rocher.
Et tout un peuple qui aime l'histoire qu'il se raconte.
Parce que Merlin existe.
5.
Nous ne sommes ni architectes ni nombreuses.
Nous n'avons ni la puissance de feu ni la puissance de la multitude.
Les gens passent (les gens ne font que passer).
Pour aller où ? Sous le ciel bourré d'étoiles qui ne se voient pas à cause des néotechnologies
à concurrence photosensibles.
Alors, évidemment, quand on ne voit pas les étoiles, on ne se rend pas compte
de la chance qu'on a / ou qu'on a pas. De la chance, quoi...
On se rend d'un point A à un point B.
Logique mathématique. Destinée géographique.
Pythagore, Thalès, Euclide – de très vieux grands-pères pour guider nos routes
quotidiennes.
Pas mal, ça.
Des points venus par des segments centraux où ça marche dans un sens ou
dans un autre. L'important, c'est que ça marche. Que ça circule. Que le
mouvement se crée.
Ok. Ok.
On va partir de là : un mouvement se crée. Qu'importe le point de départ,
encore moins le point d'arrivée. On va se mettre au travers, en chemin, au beau
beau milieu de la vie, à la mesure exacte où le mouvement ne continue plus
exactement comme il avait commencé.
Provocation.
Déflagration.
Onde de choc.
Tendre des pièges sur le pavé pavé d'habitudes.
Et tendres sont nos pièges.
Des tours de passe-passe. Dame de coeur jetée pour la beauté du geste.
Et tant pis si le cosmos se se modifie pas tout de suite.
Patience. Patience.
Être sur le chemin comme bandits de grands chemins.
Pirates en mer tumultueuse. Des assauts malgré les baraques pourries qui nous
servent de croisières.
Se regarder dans les yeux en attendant le prochain convoi exceptionnel.
S'armer. S'armer de patience. La lame la plus brillante de toutes.
Être là à l'exact mesure où le point A croise notre segment.
Intersection et shkoon !
Un coup dans le vide.
Rater sa cible.
Deux coups dans le vide.
Rester solide.
Trois coup dans le vide.
Garder la cible – en tête.
Les deux pieds plantés dans le sol comme terreau.
Le territoire en légitime défense.
La plaine est pleine de notre droit de cité.
La rue n'est pas la rue.
On imagine les routes comme on imagine la révolution – avec l'idée de courir le
plus vite possible si les forces de l'ordre sont après nous.
On ne s'enracine pas, on tâte le terrain.
On se fait des possibilités de révolte.
On pense les tentatives d'insurrection – dans le cas où il faudrait prendre les
armes.
Des mots, des armes, c'est pareil !
Alors : artillerie lourde.
À bout portant.
Des mots, des armes, c'est pareil. Ça tue pareil.
Alors : précautions.
Précision dans le coup porté.
Shkoon !
Patience.
6.
Patience.
Prendre le temps de s'approprier le territoire.
C'est-à-dire être sur place et ne plus avoir peur de déranger.
Le territoire : c'est-à-dire là où je peux avancer.
Ok, c'est ok, ok, c'est bon, c'est ça, c'est là.
Je suis là.
Entre ciel et terre.
Tout à fait cosmologique.
Presque mythologique.
7.
On n'aura pas parlé dans le vide.
L'univers au moins – au moins ça – l'univers reçoit.
Ajouter quelque chose au monde.
Et même si ce n'est pas grand chose.
Et même si ça ne pèse pas lourd dans la balance / qui sait le poids des
arguments ? Un grain puis un grain puis un grain – un jour c'est l'impossible
tas.
Première balle et déferlement.
8.
Un révolutionnaire français monte sur la table d'un bar pour haranguer la foule
et crier « Aux armes ! ». Il déclenche le mouvement qui va démolir la Bastille. Et
c'est un mouvement architectural.
« Aux armes ! »
Pas une parole en l'air. D'ailleurs, il n'y a pas de paroles en l'air. Comme il n'y a
pas de déclaration de guerre en l'air. Comme il n'y a pas de déclaration d'amour
en l'air. C'est très très sérieux tout ça. Il n'y a pas de coup de feu ou de coup de
foudre en l'air. Il y a des mots, et ça suffit. Une existence à part entière.
Les mots ne sont pas des recettes de cuisines ou des bordereaux de remise de
chèque.
Un arbre est un arbre.
Un avion est un avion.
Un mot est un mot.
Ne pas rougir. Non.
Ne pas s'en vouloir de croire au vocabulaire.
Continuer à croire pour les autres. Oui.
Croire plus.
Plus encore.
Un pays, un anniversaire, un voyage dans la vallée de la Beqa, ça se nomme.
Sinon, on pourra toujours rêver sans jamais y aller.
Je suis un pays.
Je suis en vadrouille.
Je me promène.
Je me défends.
9.
Il faut se mettre dans un état.
Dans une certaine disposition.
Sinon, on n'y arriverait pas nous-mêmes.
Aller de l'avant n'est pas une posture mais un mouvement.
Se risquer à dire quelque chose plutôt que rien.
Parce qu'il faudra toujours avoir dit quelque chose même si ce n'est pas
beaucoup entendu.
L'univers absorbe : des mots, des molécules, jusqu'à l'atome qui fait corps.
J'ajoute de la matière au monde.
Je pose un geste.
Je définis une intention.
10.
L'intention de parler devant soi.
Dire carrément, sans prétention, pas de politesse là-dedans, dire : je suis devant
vous.
Je suis devant vous.
Didascalie pour le public.
Dire : c'est une tragédie.
Pas de mot doux pour le plaisir de l'oreille : des mots courageux pour la santé
du coeur.
Ne pas dire : « comment ça va ?» mais dire « où allons-nous maintenant ? ».
Ne pas dire non plus : « je te souhaite une bonne année » mais dire « je nous
porte bonheur pour attaquer ».
11.
Pas des formules-pommades baumes à l'âme pour apaiser les colères : des
incantations-orages qui aiguisent les armes pour diriger les colères.
Ne plus avoir peur de nos propres ambitions et utopies et véhémences et
tentatives et volontés guerrières.
Je dis guerrières pour ne pas dire poétiques.
Je dis guerrières pour ne pas dire héroïques.
Je dis guerrières parce que je veux dire guerrières.
Je dis guerrières pour dire guerrières.
Ne pas avoir peur des mots.
Les gros mots, ça n'existe pas. Il n'y a de vulgaire que les formulations et les
invitations derrière les appels au calme.
Pas de calme. Pas de calme. Pas ce calme-là qui fait penser au béton. Qui fait
sentir froid jusque dans les sentiments.
Pas d'appel au calme mais appel à la provocation.
C'est-à-dire au mouvement.
C'est-à-dire à quelque chose qui ressemble à l'apparition de la vie.
12.
« Une religion, c'est un livre qui a bien marché ».
Alors apôtres. Nous sommes. Ou évangélistes multi-verbaux. Nous sommes. Ou
Témoins des Paroles données (qui se seront pas rendues).
En cette heure et en ce lieu nous sommes venues par des segments centraux où
les gens marchent dans un sens ou dans un autre.
Il a fallu déposer les armes (pour mieux les reprendre),
et installer la scène comme autel
et prendre l'apostrophe pour anathème.
Nous ne sommes pas venus pour accuser.
Nous ne sommes pas venus pour pardonner.
Nous sommes venus nous mettre dans une certaine circonstance.
Nous ne venons pas dire ce qu'il faut faire.
Nous ne venons pas dire ce qu'il ne faut pas faire.
Nous ne venons pas nous mettre dans un position avec ascendance.
Nous ne venons pas avec un projet – nous ne sommes ni un conseil
administratif ni un conseil des arts.
Ce qu'on vient dire : des mots. Des mots qui, bout à bout, donnent des segments
de sens, et qui appellent, affolent, excitent, apaisent, détournent une seconde
l’oeil du marcheur qui ne voit que quarante-cinq degrés devant lui.
13.
Ou alors parasites. Nous sommes.
(Ce qui est presque la même chose qu'apôtres.)
À tous les râteliers.
Nous ne voulons pas signer des documents.
D'ailleurs nous ne signons jamais de la même signature.
Nous avons l'aléatoire jusque dans l'identité.
Peut-être sorcières.
Peut-être loups-garous.
Entre chiens et loups restent les chants crépuscules dans les campagnes
occitanes où de vieux cathares chantaient l'amour contre rois et royaume,
contre les lois de guerre et les châteaux blindés.
Et des beaux et des belles cachées dans les vergers jusqu'à l'aube, jusqu'à ce
que le rossignol signale le jour.
Entre chiens et loups, nous sommes là.
Disparus dans la nature entre les branches.
De l'autre côté du jour.
14.
Il va falloir s'y faire.
Et ne pas trop s'en faire.
Si nous ne répondons pas aux cadastres et aux zones avec fiches de
renseignement.
Ne pas s'en faire.
Nous en premier.
Il n'y a rien de grave.
L'univers n'est pas un formulaire à remplir.
Le monde n'a pas à signer en-bas à droite.
Affirmation poétique : faire au lieu de s'en faire.
C'est « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. »
La nature est un livre qui s'écrit en langage magique.
Affirmation poétique : je dis et nous sommes.
C'est fou comme les mots ça peut foutre le bordel dans les assemblées.
Nous ne parlons pas, nous essayons d'inventer un système alternatif.
15.
Le chemin buissonnier et le courage en bandoulière.
Je suis une aventurière qui descend dans la forêt avec un sac-à-dos bleu.
J'ai neuf ans. Il faut toujours avoir neuf ans.
J'ai l'idée de ce que pourrait être un monde avec des facilités d'approches.
Avec des sentiers comme pour aller au temple de Delphes et poser des
questions démentes au dieu.
N'attendre de lui qu'une hallucination de plus.
Une métaphore à terrasser les diseurs d'actualité.
Une punchline olympique.
Je dépose un pot de miel au pied de ton autel et quelques rameaux d'oliviers.
Tous les jours on joue ce jeu.
Tu parles et je t'écoute.
Et pour le temps que tu prends à me répondre, je reviens te voir.
16.
J'ai neuf ans. Il faut toujours avoir neuf ans.
Et sur le livre de géographie, la terre est une orange.
Pas métaphorique du tout.
Et ce n'est pas pour donner l'air joli mais pour mieux faire apprendre des règles
PIB / PNB / IDH / Happy Planet Index.
La terre est une orange.
Déconstruction des données.
Donner n'est pas voler.
Les données, ça bouge.
Un jour on croit que la terre est au centre de l'univers et un autre on imagine un
système solaire.
Revenir aux éléments.
Position très élémentaire alors.
Héraclite le dit :
« Le Soleil est nouveau chaque jour. »
Héraclite le dit :
« Ce qui est contraire est utile; ce qui lutte forme la plus belle harmonie;
tout se fait par discorde. »
Héraclite le dit :
« Si tu n’attends pas l’inattendu, tu ne le trouveras pas, car il est pénible
et difficile à trouver. »
Héraclite le dit :
« Un enfant qui s’amuse à jouer aux dames : la royauté est a un enfant. »
Héraclite le dit :
« Le conflit est le père de toute chose, roi de toute chose. »
17.
« Le conflit est le père de toute chose, roi de toute chose. »
Alors –
À l'attaque !
À l'abordage !
Au sabordage !
Au sabotage !
De tout ce qui ressemble à une phrase comme : « Il faudrait que vous nous
demandiez l'autorisation. » ou « Ce n'est pas contre toi, c'est la règle ».
Alors sabotage.
Contre tout ce qui peut se passer de discussion.
L'être humain est un sentier de traverse.
S'il peut se perdre il peut se retrouver.
Et puis se perdre, c'est bien : ça fait faire des voyages.
18.
Il faut se battre contre les ordinateurs, les logiciels, les formulaires, tout ce qui a
déjà la réponse avant même d'avoir énoncé.
« Il faut réfléchir en allant plus vite que les algorithmes. C'est tout à fait
possible. Un algorithme, ça peut aller extrêmement vite. Ça peut aller
quatre millions de fois plus vite que le système nerveux d'un individu.
Mais un individu qui pense, ça ne va pas plus vite qu'un algorithme, ça va
infiniment plus vite. Ce que je veux dire par là, c'est que ce qui va très
vite dans un algorithme, ce sont des capacités de calculer extrêmement
vite sur des très très très grandes masses de données. Penser, c'est pas
calculer. Penser, c'est bifurquer. Une machine ne peut pas bifurquer -
dans ce sens là. Penser ça veut dire, à un moment donné, aller infiniment
plus vite que n'importe quel algorithme en bifurquant. Bifurquer, c'est
changer la vision des choses. »
19.
« ...un individu qui pense, ça ne va pas plus vite qu'un algorithme, ça va
infiniment plus vite. »
C'est une course.
Pas contre la montre.
Course contre les monstres qui nous regardent avec leurs yeux photocopieurs.
Qui ouvrent leur gueule pour donner une information alors qu'on s'en fout des
informations.
Pardon ! Moi, je m'en fous.
Je ne veux pas que mon salon m'informe.
Je veux qu'on m'informe – je veux qu'on laisse un enfant me raconte une
histoire.
Je veux une anecdote.
Je ne veux pas savoir si demain il pleut : je veux savoir ce que ça te fait d'avoir
les cheveux mouillés.
Je ne veux pas d’algorithme chez moi, je suis désolée, je ne fonderai pas une
famille à ces conditions.
L'employé de bureau du roman le dit : « On ne peut pas se retrouver sans se
perdre. La seule façon sûre de ne pas se trouver c'est de ne pas savoir qu'on est
perdu. »
Non, je ne veux pas savoir par où je suis passée. Je veux me perdre.
Non, je ne veux pas savoir ce que j'ai mangé. Je veux sentir la faim et l’appétit.
Non, je ne veux pas savoir ce que je vais commander demain pour mon mariage,
l'anniversaire de mon premier enfant, les vacances en 2066 sur la Lune.
Je ne veux pas connaître ma bonne étoile numérique ; j'ai encore le luxe de
lever les yeux.
Je suis un être humain – c'est-à-dire un animal qui bifurque.
Je peux vous surprendre avec mes désirs inadaptés à la situation.
20.
Non, le plat qui rassasie n'est pas à la carte.
Le menu du jour est une nourriture avariée.
Avec nos goûts de steaks hachés, on va finir lyophilisés ; et même le Saint-
Laurent tout entier ne suffira pas à nous redonner une contenance.
Tous les goûts sont dans la nature, on dit.
On dit encore qu'il en est des goûts comme de couleurs.
Que ça ne se discute pas.
On aurait dû la noter dans quelque Constitution ou Bible, celle-là.
Que ça ne se discute pas.
On pourrait dire comme des rêves et des voeux lorsqu'on voit une étoile filante.
On pourrait dire comme des lieux où dormir et des montagnes pour voir une
étoile filante.
Ça ne discute pas.
Ça ne se compare pas.
Ça se passe de commentaires.
Les pierres précieuses perdent de leur valeur quand elles sont recherchées par
tous.
Je ne porte pas une valeur autour du cou.
Si on m'attaque, ce n'est pas un bijou qu'on me vole mais un symbole qu'on
m'arrache.
La Ruée vers l'or est une course au papier toilette – l'obsession hygiénique en
moins.
La Ruée vers l'or est un mouvement d'apocalypse.
La Ruée vers l'or, on ne sait plus si ce n'est pas Hollywood qui a fait les films
d'abord.
La Ruée vers l'or, c'est un chariot lancé à toute allure dans la ligne droite de la
poussière.
Or – un être humain ça ne trace pas tout droit, ça bifurque.
21.
Essayer.
Juste pour le plaisir.
Essayer.
Juste pour le vertige.
Quel est le risque ?
Saut dans le vide – ça vaut tous les cliffhanger du monde.
Je m'approche de la falaise et je fais un signe, un signe l'air de dire je tente une
expérience mais il n'y a pas de protocole, pas de blouse blanche, pas de tableau
à remplir (encore moins) et pas d'hypothèse à valider.
Oui ! Une hypothèse.
L'hypothèse c'est que : croire, c'est vouloir / vouloir, c'est pouvoir / pouvoir,
c'est s'en aller mappemondialement par les zones insolites.
Je dis « insolites » alors que j'ai pensé « insolentes ».
Quel est le risque ?
Tomber – et alors ?
Le genou égratigné est la médaille du risque risqué.
Genou rouge.
Joue rouge.
Joie rouge
Soleil rouge – à la fin d'une journée à défier les lois gravitationnelles.
Les lois de la physique sont les seules lois qu'on devraient respecter.
Les seules lois dignes de se faire appeler lois.
Le tribunal à une seule condition : c'est Galilée qui prononce les sentences.
22.
Essayer.
Un sourire.
Si trop difficile : penser à une histoire drôle.
Si trop difficile : penser à une ironie du sort.
Sinon : penser à quelque chose de beau. Le sourire d'admiration, ça compte.
Sinon : penser cynisme.
Cet alcool à tout enivrer. Mais le vrai cynisme, le pur, le pas dilué dans quinze
onces de rhétorique bourgeoise. L'étincelant cynisme. Le cynisme guerrier,
royal, légendaire.
Celui qui fait que lorsqu'Alexandre le Grand demande à Diogène ce qu'il désire
le plus au monde, il lui répond : « Ôte-toi de mon soleil. »
Si pas de sourire après ça, c'est un problème musculaire.
Essayer d'être un peu joker dans les métros et sur les plateaux télévisés.
Faire des blagues qui tournent mal, c'est-à-dire d'authentiques blagues.
Avoir le doigt sur la gâchette, ne pas tirer parce qu'il y a des mouvements qui ne
se peuvent pas, mais esquisser un long sourire l'air de dire : je sais, je sais tout
cela mais je ne vais pas me résoudre.
23.
Envisager une solution.
Ce qui signifie : une réponse.
Et les réponses sont toujours dans la tête des alchimistes.
Il a fallu dessiner une machine délirante sur un coin de table pour que des
siècles plus tard on se résigne à construire un engin avec des airs d'oiseau.
Le poète avant l'ingénieur.
La romancière à l'avant-garde.
Je te chante une chanson pour toutes les avancées technologiques à venir.
La littérature ne va pas quatre millions de fois plus vite qu'un circuit
électronique comme on peut le voir dans certaines vallées siliconées ; la
littérature, ça va infiniment plus vite.
Au détour d'un rocher, une épée est plantée.
Bifurcation.
Au hasard d'une rencontre entre un enchanteur et un enfant, l'épée est retirée.
Bifurcation.
Et légende – que ce qui doit être lu soit lu.
Ceci n'est pas du théâtre, c'est une forme très ancienne de communication
qu'on appelle « oracle ».
24.
Les plus beaux chants sont des chants de revendication.
Et les plus beaux poèmes sont des lettres ouvertes.
On n'écrit pas parce qu'on aime l'odeur du papier ou qu'on se sent bien dans un
fauteuil au coin du feu.
On n'est jamais bien nulle part / toujours être ailleurs, toujours en mouvement
comme les étoiles qu'on dit filantes pour casser le moral aux files d'attente.
On n'écrit pas par amusement, par distraction, coquetterie – on n'écrit pas
comme on lit avant de s'endormir.
Pas question de s'endormir. C'est question de réveil.
Les plus beaux poèmes sont des lettres ouvertes.
Et les plus beaux chants sont des chants de revendication.
Les plus beaux chants sont des chants guerriers.
Je dis guerriers pour ne pas dire poétiques.
Je dis guerriers pour ne pas dire héroïques.
Je dis guerriers parce que je veux dire guerriers.
Je dis guerriers parce que si on ignore à peu près tout des révolutions armes
au poing, il y a dans les chants, il y a dans les chants, il y a dans les chants... une
petite mélodie, un souvenir épique d'une époque.
La révolution est épigénétique.
Parce que rien de ce qui est humain de nous est étranger.
25.
Il n'y a de chants que ceux qui font les révolutions.
Au moins, qui les portent.
C'est vrai : on ne peut pas toujours toucher la cible, mais armer le bras, oui, on
peut, et viser aussi on peut, et retenir son souffle pour se donner tous les
chances, ça aussi on peut.
Sinon, à quoi bon ?
Sinon, à quoi beau ?
Pourquoi chanter ?
Pour qui ?
Quelle ardeur dépenser pour ressembler à des pancartes ?
Nous ne sommes pas bonnes pour les zoos.
Nous ne sommes pas faites pour les musées.
Le musée n'est pas fait pour les Muses comme une parfumerie n'est pas faite
pour le romantisme.
Ne pas dire une chose qui puisse être dite autrement ou qui puisse être redite
sans porter à conséquences.
Les mots sont des lames et on ne lance pas innocemment des lames : le risque
est pris.
26.
Alors d'accord, notre arsenal est précaire.
Et frêles nos embarcations.
Et nos voiles dressées peuvent prêter à sourire, et même à rire.
Mais nous avons toujours eu un faible pour les tentatives désespérées.
Les tentatives désespérées ne déçoivent jamais.
Elles n'encombrent pas la pensée avec des préoccupations bureaucratiques.
Pas de taux de rendement.
Pas de business plan.
Pas de gestion.
Les tentatives désespérées, c'est braquer une banque avec une idée politique en
tête.
El Deschidado – soleils noirs à Minuit, tenir la pensée au Zénith, se jeter dans la
mêlée même un contre tous et croire au lancé de dès.
Comme le dit Chomo : mendiant le jour, prince la nuit.
Enfin : quelque chose qui ressemble à une infraction ou une illumination.
Ne pas se laisser faire par les percepteurs.
27.
Nous resterions immobiles alors que tout dans l'univers accuse la rotation ?
« Eppure si muove » disait le vieux Galileo Galilei.
Est-ce qu'il parlait de ce qu'il avait sous ses pieds en dépit du bon sens ? Ou de
ce qu'il y avait au-dessus de sa tête, à des distances absurdes ? Ou de ce qu'il y
avait dans sa propre tête, à des distances et des vitesses encore plus absurdes.
Si muove.
Quelque chose bouge.
Ça remue. Ça s'agite. Quelque chose vibre et il se pourrait bien que ce soit
comparable à l'effervescence des planètes.
28.
Et même, en imaginant, même, si par un certain hasard des événements, si par
malheur ou par bonheur, ou n'importe quoi qui se joue à pile ou face, n'importe
quoi qui puisse se trouver dans les mains d'un enfant qui fait comme s'il était
un héros, une héroïne prête à s'avancer à un contre cent, un contre mille, une
contre cent mille, même à ce risque, à cette haute improbabilité, à ce jeu de dés
lancés pour défier les reflets du soleil, à ce risque il faudrait tenir le coup.
Parce que rien ne vaut la peine de ne pas avoir essayé.
Brecht le dit : « Celui qui combat peut perdre...
C'est vrai, c'est une possibilité, il faut le prendre en considération, se dire : c'est
vrai, c'est vrai, c'est extrêmement vrai, c'est tellement vrai que le rappeler
serait un peu une insulte faite à la lucidité, mais la possibilité de l'un ne doit pas
anéantir la possibilité de l'autre : il y a deux versants, deux côtés, deux paris.
« Celui qui combat peut perdre...
29.
« … mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ».
Alors : question de logique. Problème mathématique. Équation pas super
difficile à résoudre. Le difficile n'est pas dans le compte mais dans l'action.
Celui qui ne combat pas a déjà perdu.
Le théorème ne demande qu'à être activé. Comme une antique énigme si
ancienne qu'on en vient à penser qu'elle est impossible à résoudre.
Mais elle ne l'est pas.
C'est simplement que personne n'a osé parler.
Simplement cela : n'a pas osé dire ce qu'il croyait être la réponse et vivre le
reste du monde en conséquences de cette réponse.
Les énigmes n'existent pas, il n'y a que des humains terrifiés d'ouvrir la bouche
pour dire une formule magique.
Il faut être fou ou enfant pour croire à la magie.
Je veux dire : il faut être Arthur Roi du Royaume de Logres.
30.
Ou complètement Idiot.
Revenir par le dernier train et se présenter comme Prince dans une vieux pays
qui s'ennuie à cataloguer ses petites escroqueries.
Il faut n'avoir peur de rien ou avoir peur de tout.
Ça peut être un coup chaque. Un jour, c'est les ténèbres tout autour, le monde
est un égout sans fond ; un autre ce sont les montagnes et les lucioles à n'en
plus finir.
Être manichéen par soucis d'intégrité.
Penser funambule : pour tenir sur un fil, il faut balancer des deux côtés.
Et faire la synthèse.
Et faire la synthèse.
Je sais, j'ai compris : l'équilibre est là.