Lettre du CCR au premier ministre pour un statut pour toutes et tous

Il est temps de livrer un programme de régularisation large et inclusif

Monsieur le Premier Ministre,

Le Conseil canadien pour les réfugiés vous demande de respecter l’engagement de longue date de votre gouvernement de mettre en place un programme global et inclusif de régularisation qui permettrait aux personnes sans-papiers, qui vivent parmi nous dans la précarité et dont les droits fondamentaux sont bafoués, d’avoir leur résidence permanente.

Le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) est un chef de file dans la défense des droits, la protection, le parrainage, l’établissement et le bien-être des personnes réfugiées et migrantes, au Canada et à l’international. Le CCR est au service de 200 organismes membres qui travaillent avec et pour ces communautés d’un océan à l’autre.

Depuis des décennies, nous défendons les intérêts des personnes en situation précaire ou sans-papiers. Nous constatons sur le terrain que l’absence de statut prive ces personnes de leurs droits fondamentaux et de leur humanité, et les rend vulnérables aux abus et à l’exploitation.

Il est important de noter que le système d’immigration canadien contribue lui-même directement au fait que de nombreuses personnes restent sans-papiers – en raison de retards dans le traitement des demandes, d’échecs de communications, de critères d’éligibilité trop étroits et de conditions de visa (comme les permis de travail liés à un seul employeur) qui exposent les gens à l’exploitation, au racisme envers les personnes noires ainsi qu’au racisme et à la discrimination systémiques. En ce sens, le gouvernement a l’obligation d’offrir des voies d’accès à la résidence permanente aux personnes qui ont été poussées vers la précarité. Nous avons ainsi salué l’engagement du ministre Miller lors de notre Consultation à Calgary en novembre dernier en faveur d’un programme de régularisation global et inclusif et d’une proposition qui sera soumise ce printemps au Conseil des ministres.

Toute la population bénéficie de la régularisation.

Les personnes sans-papiers, qui sont pour la plupart racisées et plus souvent qu’autrement des femmes, vivent déjà ici en tant que membres appréciés de nos communautés. Ce sont nos amis, nos voisins et les parents des camarades de classe de nos enfants, qui veulent et méritent les mêmes choses que tout le monde au Canada : la possibilité de mener une vie digne, d’élever leur famille et de réaliser leur potentiel.

Fondamentalement, la régularisation donne à chaque personne la possibilité de mener une vie digne, tout en renforçant notre société et notre économie.

Elle protège les droits humains.

La régularisation aide le Canada à respecter ses obligations en vertu du droit international et à veiller à ce que toute personne, quel que soit son statut d’immigration, ait accès aux droits humains fondamentaux, tels que les soins de santé, des conditions de travail équitables, l’éducation et la protection contre la violence fondée sur le sexe. La vulnérabilité des femmes sans-papiers est particulièrement marquée, car elles sont obligées de naviguer dans un labyrinthe d’obstacles juridiques, d’insécurités économiques et de craintes d’expulsion, tout en subissant l’expérience et/ou la menace de la violence sexiste.

Le Canada est plus fort lorsque tous les membres de la société voient leurs droits fondamentaux protégés.

Elle procure des avantages économiques.

La régularisation améliorera non seulement la situation économique des personnes directement concernées, mais aussi l’économie canadienne dans son ensemble. Elle offre aux gens la possibilité d’optimiser leur potentiel économique, par exemple en poursuivant leurs études, en soumettant leur candidature pour des postes reflétant leurs qualifications officielles ou en créant une entreprise. Des études menées partout dans le monde montrent que les programmes de régularisation entraînent de profondes améliorations du bien-être économique des personnes concernées et peuvent également avoir des effets positifs sur le marché du travail et l’économie générale du pays.

Elle renforce nos communautés.

La régularisation permet aux gens de participer pleinement, sans crainte, à la vie de leur communauté. Les enfants et les jeunes ont la possibilité de développer leur potentiel dans tous les domaines qui les intéressent, au lieu d’être confrontés à un avenir qui ressemble à une série de portes fermées. Les gens peuvent aussi maintenir des liens avec leur famille. Tout le monde est gagnant lorsque tous les membres de la société s’épanouissent dans un contexte de sécurité et sont libres de réaliser leur plein potentiel.

Ce que devrait être un programme de régularisation efficace et juste

Le CCR a soumis des propositions de principes fondamentaux pour élaborer l’approche du Canada après que le gouvernement ait pris son premier engagement en 2021 et ces propositions restent toujours d’actualité. Bien menée, la régularisation peut offrir une approche pragmatique pour composer avec les difficultés associées aux réalités et aux coûts de l’application des lois sur l’immigration, de l’isolement et des situations de vulnérabilité des personnes sans-papiers, qui aiguisent la violence et l’exploitation. La régularisation permettra non seulement de reconnaître la présence des personnes à statut précaire dans la société canadienne, mais aussi de présenter une solution constructive à leur situation de vide juridique, une amélioration dont tout le monde sort gagnant.

Alors que le gouvernement s’apprête à respecter cet engagement, nous voulons souligner les éléments clés qui sont indispensables pour garantir l’équité et l’efficacité de ce programme.

1. Garantir une couverture globale et inclusive

Le programme doit offrir une solution globale qui répond aux besoins des nombreuses personnes sans-papiers qui vivent au Canada. Cela signifie qu’il ne doit pas y avoir de plafonds restrictifs.

Le Canada et ses habitants ne ressentiront les avantages d’un programme de régularisation que si le pays ouvre la porte aux nombreuses personnes sans-papiers, leur permettant ainsi d’échapper à des milieux de travail liés à des abus et à de l’exploitation, de se libérer des cycles de violence et de retrouver leur dignité.

2. Garantir un accès à la résidence permanente

Il est essentiel que le programme de régularisation offre aux demandeurs une voie directe vers la résidence permanente. Un programme de régularisation qui retarderait l’obtention de la résidence permanente en offrant des permis de travail temporaires comme première étape dans ce processus représenterait un important pas en arrière pour le Canada. De nombreuses personnes sans-papiers bénéficiaient auparavant d’un statut temporaire, tel qu’un visa de travailleur étranger temporaire, mais cela les a placées dans une situation vulnérable et les a menées à leur statut actuel de personne sans-papiers.

Nous recommandons que, pendant que la demande de résidence permanente que soumet une personne dans le cadre de ce programme reste toujours en cours de traitement, les demandeurs reçoivent un permis de travail s’ils n'en ont pas déjà un – comme c’est le cas pour le parrainage de conjoints et pour les demandeurs dont le motif est humanitaire.

3. Éviter une approche sectorielle étroite (et coûteuse)

Nous devons tirer les leçons des erreurs commises par les programmes pilotes dont les règles étaient complexes et restrictives. Le programme ne doit pas être lié à des industries ou à des secteurs spécifiques. En effet, une telle approche serait inefficace et malavisée, car les personnes sans-papiers sont souvent contraintes de travailler là où elles le peuvent plutôt que là où elles ont des compétences ou des intérêts spécifiques et/ou les secteurs dans lesquels elles travaillent ne sont pas sélectionnés comme des secteurs prioritaires. Les programmes sectoriels ont également tendance à échouer parce que les travailleurs sans-papiers ne peuvent souvent pas fournir de documents prouvant qu’ils travaillent dans le secteur en question (et qu’ils courent le risque d’être exploités par des employeurs sans scrupules s’ils demandent des preuves). Une approche sectorielle ne tient pas compte des personnes les plus vulnérables, notamment celles qui ne sont pas en mesure de travailler. Elle risque également de renforcer des inégalités fondées sur le genre, en bénéficiant largement aux hommes, par exemple, si elle se concentre sur des secteurs tels que la construction ou l’agriculture.

Nous devons proposer des voies d’accès à toutes les personnes, sans qu’elles soient uniquement liées à des facteurs relevant de l’emploi.

4. Garantir un processus simple, accessible et sécuritaire pour les demandeurs

Les expériences passées, tant au Canada que dans d’autres pays, ont montré que les programmes de régularisation réussis se fondent sur des procédures facilement accessibles pour les demandeurs, qui tiennent compte de leurs réalités et qui garantissent que le dépôt d’une demande ne les place pas dans une position risquée sur le plan juridique. Ceci inclut les aspects suivants :

• Reconnaître que les personnes dont le statut est précaire ou qui sont sans-papiers sont confrontées à des obstacles pour obtenir des documents et qu’il faut donc éviter des exigences trop étendues à cet égard.

• Intégrer dans le processus un rôle permettant à des tiers, y compris des organismes et des groupes communautaires, d’aider les demandeurs à comprendre le programme et à déposer leur demande.

• Veiller à ce que les personnes puissent se présenter pour déposer leur demande sans craindre de déclencher des mesures d’expulsion. Cela signifie à la fois qu’il faut communiquer clairement et garantir que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) n’expulsera pas les personnes sans-papiers qui déposent une demande ou qui pourraient chercher à déposer une demande une fois le programme lancé.

Des critères simples et clairs permettront également que les demandes soient traitées dans un délai raisonnable, ce qui sera également plus rentable pour le gouvernement et moins susceptible d’affecter d’autres catégories de demandes.

Un moratoire immédiat sur les expulsions

Il est aussi essentiel que votre gouvernement ne mine pas les chances de succès de l’initiative alors que le programme est toujours en train d’être élaboré. Nous sommes très préoccupés par le nombre croissant d’expulsions effectuées par l’ASFC – qui a effectivement doublé au cours de la dernière année, avec plus de 14 000 expulsions – même si le gouvernement a promis un programme de régularisation. Cette situation n’est pas seulement cruelle : elle trahit l’engagement pris dans votre lettre de mandat au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté et exacerbe la méfiance à l’égard de ses objectifs.

Comme première étape cruciale, votre gouvernement doit immédiatement imposer un moratoire sur les expulsions de personnes sans-papiers pendant que le programme de régularisation est toujours en train d’être élaboré.

Une occasion de léguer un héritage

En ce moment, votre gouvernement a une occasion historique de faire preuve de leadership en présentant un programme qui transformera positivement les vies de milliers de personnes ainsi que notre pays dans son ensemble. Nous comptons sur vous pour mettre de l’avant, ce printemps, des mesures décisives pour arrêter cette société à deux vitesses et pour donner à toutes les personnes qui vivent dans notre pays une chance de réaliser leur plein potentiel.

Depuis 2021, date à laquelle votre gouvernement a annoncé pour la première fois qu’un programme de régularisation était en cours, la xénophobie et le racisme ont augmenté de façon inquiétante, entre autres dans la sphère politique alors que des politiciens ont reproché aux réfugiés et aux migrants d’être responsables de problèmes sociaux et économiques qui perdurent depuis longtemps. Certaines craintes sont exacerbées par une minorité (petite, mais dont les voix sont fortes) qui pourrait, si vous le lui permettez, affaiblir ou même freiner des mesures en faveur de la régularisation.

Nous vous demandons, en tant que Premier Ministre, de veiller à ce que cette situation ne se produise pas. La plupart d’entre nous, soit la majorité des Canadiens, veulent voir leurs amis, leurs voisins et leurs collègues en sécurité dans leurs communautés. Nous vous soutiendrons lorsque vous présenterez un programme de régularisation global et inclusif qui rendra nos générations futures fières.

Nous serions ravis d’avoir l’occasion de discuter avec vous de la manière dont nous pouvons vous aider à mettre ce programme en place.

Sincèrement,

Diana Gallego
Présidente

Montréal, 14 mars 2024

CC : L’honorable Marc Miller, Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté

L’honorable Dominic LeBlanc, Ministre de la Sécurité publique, des Institutions démocratiques et des Affaires intergouvernementales