21 fevrier 2024
Objet : Mesures d’immigration en réponse au conflit au Soudan
Monsieur le Ministre,
Le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) salue les actions du gouvernement fédéral en appui à une résolution pacifique du conflit au Soudan et aux ressources d’aide humanitaire pour les millions de personnes déplacées ou affectées par la violence et l’insécurité en raison du conflit qui perdure.
Le CCR salue également les mesures d’immigration annoncées par le gouvernement, entre autres celles qui facilitent l’entrée ou le séjour au Canada de membres de la famille détenant des visas temporaires, ainsi que la nouvelle voie humanitaire d’accès à la résidence permanente qui se fonde sur la famille et qui sera ouverte le 27 février 2024.
Cependant, nous vous écrivons parce que la situation au Soudan justifie une action canadienne plus vaste et une réponse plus équitable qui refléterait l’ampleur de la crise humanitaire qui se déroule sur le terrain. Environ 10,7 millions de personnes ont été déplacées en raison du conflit, dont 1,6 millions à l’extérieur du pays. Le nombre d’enfants déplacés au Soudan est supérieur à celui de toute autre crise dans le monde. Alors que la communauté soudanaise est confrontée à la pire crise alimentaire depuis des décennies, les Nations unies et ses partenaires lancent présentement un appel à la communauté internationale pour qu’elle réponde mieux à la crise humanitaire qui touche les réfugiés.
Il faut des réponses équitables aux crises humanitaires
Les Canadiens s’attendent à ce que le gouvernement fasse preuve de leadership en offrant des voies d’immigration aux personnes touchées par des catastrophes majeures. Le Canada a démontré qu’il en avait la capacité, entre autres grâce aux mesures adoptées en réponse aux crises en Ukraine et en Afghanistan.
Cependant, le continent africain a longtemps été négligé et des crises telles que celle qui se déroule, par exemple, dans la région du Tigré en Éthiopie depuis des années n’ont fait l’objet d’aucune mesure particulière. Malgré l’ampleur de la crise au Soudan, nous constatons que l’attention médiatique et politique portée à cette région reste très limitée. Comme l’a récemment déclaré Martin Griffiths, Coordonnateur des secours d’urgence des Nations unies, « la communauté internationale continue d’oublier le Soudan ».
Dans ce contexte, nous saluons les initiatives récentes qui ont été proposées en réponse aux crises que traversent le Soudan et la Palestine. Cependant, les mesures spécifiques mises de l’avant témoignent d’inégalités persistantes, qui soulignent la nécessité d’un cadre politique pour régir les réponses en matière d’immigration aux crises dans le monde afin de garantir des mesures efficaces et équitables. Nous détaillons ci-dessous nos recommandations principales pour élaborer ce cadre.
Mesures d’immigration spéciales pour le Soudan : préoccupations principales et recommandations
Les mesures annoncées par le gouvernement représentent certes une réponse positive à la crise. Néanmoins, plusieurs préoccupations majeures sont ressorties des commentaires de nos membres et des discussions avec des membres de la communauté soudanaise au Canada.
Nous constatons aussi que les détails sur la manière dont la voie humanitaire pour les personnes ayant de la famille au Canada sera mise en œuvre ne sont pas encore connus, car elle n’entrera en vigueur que le 27 février. Cela signifie que nous ne pouvons pas nous prononcer pleinement sur son accessibilité pour le moment. Nous espérons pouvoir influencer la manière dont cette voie d’accès sera mise en œuvre.
a) Inclure une réponse du gouvernement en matière de réinstallation
Bien que nous saluions la décision du gouvernement d’améliorer les moyens par lesquels les Canadiens peuvent aider des membres de leur famille, nous regrettons que la voie humanitaire soit exclusivement réservée aux personnes ayant des liens familiaux avec le Canada, et que la responsabilité de soutenir les Soudanais admis par le biais de la voie humanitaire repose entièrement sur les épaules des Canadiens dont les membres de la famille sont touchés par cette situation.
Le CCR insiste sur le fait que, dans le contexte d’une intervention d’urgence, la réinstallation doit se faire principalement au moyen du programme gouvernemental de prise en charge des réfugiés. Il est injuste de demander à de simples citoyens, que ce soient des personnes ayant des liens familiaux avec la région ou des parrains privés, d’avoir la charge du soutien dans la réponse qu’offre le Canada. Le gouvernement canadien doit s’engager, au nom de tous les Canadiens, à fournir les ressources nécessaires pour que les personnes touchées par la crise puissent commencer une nouvelle vie au Canada.
Nous sommes également préoccupés par le fait que réponse se limite à une voie familiale qui exclut les personnes n’ayant pas de liens familiaux avec le Canada, une situation exacerbée par la définition étroite de la « famille » au Canada.
Comme nous avons pu en témoigner lors des réponses aux crises en Afghanistan et en Ukraine, il est important que les personnes qui n’ont pas de liens familiaux ici ou qui ont de la famille au Canada, mais qui ne remplissent pas tous les critères, aient aussi des possibilités de voies d’accès. C’est, entre autres, le cas de défenseurs des droits humains, de personnes particulièrement vulnérables en raison d’un handicap, de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre et de personnes qui ont des liens importants – autres que familiaux – avec le Canada.
b) Éliminer les restrictions qui limitent les objectifs de la voie humanitaire
La crise au Soudan, comme nous l’avons souligné, prend des proportions catastrophiques. La population soudanaise manque de nourriture, d’eau potable et de soins de santé, dans un contexte de constante insécurité. Plus d’un million et demi de personnes ont été déplacées à l’extérieur du pays. Vu l’ampleur de la crise, la limite de 3 250 demandes dans le cadre de la voie humanitaire pour les personnes ayant de la famille au Canada n’est pas adéquate pour répondre aux besoins actuels. Pourtant, le Canada a admis un nombre illimité d’Ukrainiens détenant un visa temporaire et la voie d’accès à la résidence permanente pour les ressortissants ukrainiens n’était pas limitée par un plafond. Le fait que les médias aient négligé le Soudan ne devrait pas avoir d’incidence sur les objectifs de la réponse du Canada.
c) Veiller à un plus grand soutien aux familles
La voie humanitaire pour les personnes ayant de la famille au Canada est une mesure bienvenue pour les Canadiens qui souhaitent aider les membres de leur famille touchés par le conflit au Soudan. Toutefois, les exigences financières imposées aux personnes de soutien au Canada sont lourdes. Elles doivent être en mesure de subvenir aux besoins fondamentaux des membres de leur famille pendant un an après l’octroi du statut de la résidence permanente. Cela dépasse la capacité de nombreuses personnes, surtout si de nombreux membres de leur famille ont besoin d’un endroit sécuritaire où aller, et si les personnes de soutien sont elles-mêmes arrivées récemment au Canada. Il faut garder en tête que de nombreux Canadiens d’origine soudanaise soutiennent déjà financièrement leur famille depuis le début du conflit.
Comme nous l’avons souligné précédemment, le CCR plaide pour que les familles et les parrains privés ne soient pas les premiers responsables des interventions d’urgence en cas de crise mondiale. Le gouvernement doit assumer son rôle.
Cette absence d’équité est flagrante pour tous les observateurs, notamment pour la communauté soudano-canadienne, et celle-ci doit à nouveau être relevée. Les personnes qui ont fui la guerre en Ukraine n’ont pas eu à prouver qu’elles bénéficiaient du soutien financier de membres de leur famille, que ce soit pour obtenir un visa temporaire pour entrer au Canada ou pour accéder à la voie vers la résidence permanente pour des personnes ayant de la famille au Canada.
Par ailleurs, le gouvernement canadien a fait preuve d’un grand leadership en offrant une prestation unique non imposable aux Ukrainiens arrivant dans le cadre de l’AVUCU et en mettant en place une infrastructure de collaboration avec des partenaires communautaires pour fournir des ressources de soutien à l’installation, entre autres en matière de logement, d’éducation, d’emploi et d’accès aux services. Le même niveau de générosité devrait être accordé aux personnes arrivant au Canada pour fuir le conflit au Soudan.
d) Lever les frais de traitement et les obstacles
Il est nécessaire que le processus de traitement des demandes reste souple, car il faut tenir compte des difficultés que confrontent les personnes déplacées par le conflit. Nous vous avons déjà écrit au sujet des obstacles auxquels se heurtent les Palestiniens de Gaza lorsqu’ils présentent une demande dans le cadre de la voie d’accès récemment ouverte par le Canada.
Puisque la voie en réponse à la crise soudanaise n’est pas encore ouverte, nous vous invitons à consulter les personnes qui travaillent dans le secteur de l’établissement des réfugiés et la diaspora soudanaise pour veiller à ce que le processus soit flexible. Par exemple, si la collecte des données biométriques est difficile, il devrait y avoir une ouverture à ce que cette collecte puisse être faite lors de l’arrivée au Canada.
Les frais de traitement pour les visas et les données biométriques devraient être levés. Le gouvernement canadien a reconnu à juste titre la nécessité de dispenser de frais les personnes fuyant le Soudan dans une politique d’intérêt public adoptée en avril 2023. Si quelques demandeurs de la nouvelle voie d’accès pour les familles peuvent bénéficier de cette politique, la grande majorité d’entre eux n’en bénéficieront pas. Les besoins financiers se sont aiguisés avec la crise qui s’est aggravée, ce qui rend incohérent et inhumain le fait qu’il n’y ait pas de dispense de frais dans le cadre des nouvelles mesures.
e) Accélérer l’octroi de la résidence permanente aux réfugiés protégés
Plusieurs centaines de Soudanais protégés en tant que réfugiés au cours des deux dernières années ne peuvent pas être considérés comme des personnes de soutien pour leur famille, car la mesure exige que les personnes de soutien soient des citoyens ou des résidents permanents.
Compte tenu du fait que le délai actuel de traitement des demandes de résidence permanente pour les réfugiés protégés est de 28 mois, nous exigeons que les demandes des personnes protégées soudanaises soient accélérées afin de leur donner la possibilité de répondre aux besoins de leur famille.
f) Inclure les réfugiés d’autres pays qui sont déplacés à nouveau
Au moment où le conflit actuel a éclaté, en avril 2023, le Soudan accueillait plus d’un million de réfugiés, principalement en provenance du Sud-Soudan, de l’Érythrée, de la Syrie et de l’Éthiopie. Certains étaient parrainés par des groupes canadiens.
Le conflit a de nouveau déplacé de nombreux réfugiés, soit à l’intérieur du Soudan, soit de l’autre côté de la frontière. Tout comme les Soudanais, les réfugiés qui se trouvent encore au Soudan souffrent de la crise humanitaire. La capacité qu’a le HCR (le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) de protéger et de soutenir les réfugiés est gravement limitée en raison d’enjeux de sécurité. Ceux qui ont traversé des frontières sont également confrontés à beaucoup d’insécurité et à de grandes difficultés.
En se concentrant sur les ressortissants soudanais, les mesures d’immigration du Canada négligent les non-Soudanais qui sont aussi touchés par la crise.
Nous vous exhortons à ce que, au minimum, le délai de traitement soit accéléré et qu’il y ait de la souplesse à l’égard des réfugiés qui ont été touchés par la crise au Soudan et qui se réinstallent au Canada. Cette approche serait cohérente avec les actions antérieures de votre gouvernement, notamment votre collaboration avec le HCR et l’Organisation Internationale pour les Migrations en Éthiopie pour organiser un vol nolisé qui a permis à plus de 300 réfugiés érythréens, qui avaient été déplacés par la guerre au Soudan, de se réfugier à Calgary en décembre dernier.
g) Élaborer un cadre politique efficace et antiraciste, fondé sur des consultations, pour les réponses d’immigration aux crises
Le CCR continue d’exhorter le Canada à adopter un cadre transparent et équitable de réponse rapide aux crises humanitaires, qui serait indépendant de la race, de la nationalité et de l’appartenance ethnique et qui respecterait le principe d’additionnalité.
Le cadre devrait se fonder sur des critères objectifs, axés sur la nécessité de protéger les personnes déplacées, plutôt que sur le degré de couverture médiatique ou de mobilisation politique.Ces critères doivent :
• Être transparents.
• Respecter le principe d’équité des réponses.
• Éviter les impacts négatifs sur les autres réfugiés (en respectant le principe d’additionnalité – à la fois quant aux nombres et aux ressources).
• Veiller à ce que la réinstallation soit principalement fondée sur le programme gouvernemental de prise en charge des réfugiés (puisque les parrains privés ne devraient pas assumer la responsabilité principale des interventions d’urgence et qu’il faut éviter tout impact sur les autres réfugiés parrainés par le secteur privé).
• Offrir des opportunités égales aux ressortissants, aux réfugiés et aux autres personnes ayant besoin d’une protection humanitaire pour accéder aux voies temporaires et permanentes de protection au Canada.
Nous serions ravis de vous rencontrer pour discuter ensemble de ces enjeux.
Sincèrement,
Diana Gallego
Présidente
Cc. Dr. Harpreet S. Kochhar, Deputy Minister of Immigration, Refugees and Citizenship